36

 

  Le long courrier transatlantique BEZA-Mozambique quitte la piste principale, prend une piste de circulation rarement utilisée et baisse du nez lorsque le pilote freine. La trappe d’embarquement s’ouvre, un porteur en combinaison blanche et coiffé d’une casquette de base-ball sort de l’obscurité nocturne et fixe une échelle d’aluminium au fuselage. Dans l’éclairage de l’intérieur de l’appareil, une silhouette se courbe, envoie une lourde valise au porteur et descend. La trappe se referme, on retire l’échelle Les moteurs reprennent leur crescendo et l’avion s en va vers le terminus de l’Aérodrome international de Dulles.

  Sans un mot, le bagagiste tend une combinaison semblable à la sienne à l’étranger qui la passe sur ses vêtements. Ils montent sur un léger tracteur qui remorque quatre wagonnets vides et prennent la direction des services d’entretien. Se faufilant entre les avions garés sur les pistes, le tracteur arrive devant une porte grillagée brillamment éclairée un gardien sort la tête de sa guérite et, reconnaissant le conducteur, il bâille et lui fait signe de passer, le porteur le salue de la main, poursuit sa route vers le garage réservé aux employés, mais il s’arrête a côté de la portière d’une limousine bleu sombre que son chauffeur tient ouverte. Toujours sans un mot, le passager de l’avion s’installe sur la banquette arrière de la voiture. Le chauffeur prend la valise, la dépose dans le coffre, et le bagagiste pilote son train de wagonnets vides vers l’arrivée des bagages.

  Ce n’est pas avant qu’ils touchent les faubourgs de Georgetown que Lusana se détend et quitte sa combinaison. Dans le passé, il serait entré aux Etats-Unis comme n’importe quel autre voyageur venant d’au-delà des mers. Mais c’était avant que le ministre de la Défense d’Afrique du Sud ne le prenne au sérieux. Lusana a d’excellentes raisons de redouter un assassinat. Avec une impression de soulagement, il voit le chauffeur s’arrêter devant une maison dont le rez-de-chaussée est éclairé. Allons, se dit-il, la maison n’est pas vide.

  Le chauffeur apporte sa valise jusqu’à la porte et s’en va en silence. Par les fenêtres ouvertes, on entend vaguement le murmure d’un poste de télévision. Il presse le bouton de la sonnette.

La lanterne du porche s’allume, la porte s’entrouvre et une voix familière pose la question classique.

— Qui est là ?

  Il se campe dans la lueur de la lanterne de façon qu’on puisse voir son visage.

— C’est moi, Felicia.

— Hiram ? (La voix trahit la stupéfaction.)

— Oui.

  La porte s’ouvre lentement. Elle est habillée d’une blouse paysanne de chiffon de soie transparente et sexy, et d’une longue et souple jupe de jersey. Un foulard en turban lui couvre les cheveux. Elle reste immobile, son regard cherchant le sien. Elle voudrait dire quelque chose de choisi pour la circonstance, mais elle ne trouve rien, sinon une banalité.

— Entre, dit-elle.

  Il avance et pose sa valise.

— J’ai pensé que tu serais peut-être chez toi, dit-il.

  Les yeux sombres passent soudain de la surprise au calme.

— Tu ne pouvais pas mieux tomber. J’arrive à l’instant d’Hollywood. J’ai enregistré un nouvel album et passé une audition pour un feuilleton à la télévision.

— Je suis heureux de voir que tout va bien pour toi.

  Elle le regarde droit dans les yeux.

— Tu n’aurais jamais dû me laisser partir avec Frederick.

— Si cela peut te faire plaisir, j’ai souvent regretté cette décision précipitée.

— Je retournerai avec toi en Afrique.

  Il hoche tristement la tête.

— Un jour, peut-être. Pas maintenant. Tu peux faire, ici, bien plus pour notre cause.

  Ils se retournent en même temps lorsque Frederick Daggat, vêtu sans façon d’un peignoir de cachemire, arrive du living-room.

— Mon Dieu, général Lusana ! J’avais cru reconnaître votre voix. (Il aperçoit la valise et son visage s’assombrit.) Personne n’a été prévenu de votre arrivée. Y a-t-il eu des complications ?

— Le monde n’est pas sûr pour les révolutionnaires, dit Lusana avec un sourire forcé. J’ai jugé plus opportun de revenir sur la terre de la liberté aussi discrètement que possible.

— Mais voyons, je suis sûr que les compagnies aériennes… la douane… quelqu’un enfin a dû prévenir de votre arrivée.

  Lusana secoue la tête.

— Je suis resté dans la cabine de pilotage pendant tout le voyage. Des dispositions avaient été prises ensuite pour que je puisse quitter l’appareil sans passer par l’aérogare de Dulles.

— Il y a ici des lois qui désapprouvent les entrées clandestines.

— Je suis citoyen américain. J’ai le droit de revenir au pays.

  L’expression de Daggat s’adoucit. Il pose ses mains sur les épaules de Lusana.

— S’il y a la moindre vague, mon cabinet s’en chargera. Vous êtes ici, c’est le principal.

— Mais pourquoi tous ces subterfuges ? demande Felicia.

— Pour une excellente raison, répond Lusana d’une voix glaciale. Mes services de renseignements ont découvert une information très secrète qui pourrait se révéler fort embarrassante pour le parti sud-africain d’opposition.

— Voilà une accusation grave, dit Daggat.

— La menace aussi est grave, réplique Lusana.

  L’expression de Daggat le dispute entre le trouble et la curiosité. Il désigne le living-room.

— Venez donc vous asseoir, général. Nous avons beaucoup à parler.

 

— Chaque fois que je te rencontre j’ai l’impression de revoir une photo de nos jeunes années. Tu ne changes pas.

  Felicia rend avec usure à Loren son regard admiratif.

— Le compliment qui vient d’une autre femme est le summum du compliment, dit-elle en faisant tourner les glaçons dans son verre. Extraordinaire comme le temps passe. Quand était-ce… il y a trois ans, quatre, peut-être ?

— Le dernier bal de l’élection présidentielle.

— Je me rappelle, dit Felicia en souriant. Nous sommes allées ensuite dans cette petite boîte près du fleuve et nous nous sommes noyées dans le scotch. Tu étais avec un grand type à l’air triste qui avait des yeux d’épagneul.

— Louis Carnady, c’est vrai. Il s’est fait étendre à l’élection suivante.

— Pauvre Louis, dit Felicia en allumant une cigarette. Mon chevalier servant, à moi, c’était Hiram Lusana.

— Je sais.

— Nous nous sommes quittés le mois dernier en Afrique, enchaîne Felicia. Je me demande finalement si ma vie n’a pas été comme une sorte de toboggan ; je la passe à courir à la rescousse de chaque cause libérale qui se présente et après chaque mâle qui jure de sauver l’humanité.

  Loren fait signe au garçon de renouveler les consommations.

— Tu ne peux pas regretter de faire confiance aux gens.

— En tout cas, ça ne m’a pas valu grand-chose. Toutes les croisades auxquelles j’ai pris part ont fini dans la mélasse.

— Je ne voudrais pas être indiscrète mais Lusana et toi, avez-vous eu des difficultés personnelles ou s’agissait-il de politique ?

— Uniquement personnelles, dit Felicia, et elle sent son cœur se serrer en voyant Loren tourner autour de l’hameçon. Pour lui, je ne comptais plus. Son seul amour allait à son combat. Je crois qu’au début il avait un certain sentiment pour moi, mais à mesure que la lutte s’est étendue et fait pressante, il est devenu plus distant. Je sais maintenant qu’il avait eu de moi tout ce qu’il désirait. On aurait dit que je ne comptais pas davantage que l’un de ses soldats sur le champ de bataille.

  Loren voit les yeux de Felicia s’emplir de larmes.

— Comme tu dois le détester !

  Felicia la regarde étonnée.

— Détester Hiram ? Mais non, tu n’y es pas. J’ai été injuste envers lui. J’ai laissé mes préférences personnelles se dresser entre nous. J’aurais dû avoir de la patience. Peut-être, lorsqu’il aura triomphé, lorsqu’il aura enfin réussi à donner la suprématie aux Noirs en Afrique du Sud, peut-être alors me verra-t-il sous un jour différent.

— A ta place, je n’y compterais pas trop. Je connais son passé. Lusana se sert des gens comme les autres se servent de dentifrice. Il presse jusqu’à la dernière goutte, puis il rejette le tube vide.

  Une expression de colère court sur le visage de Felicia.

— Tu ne vois dans Hiram que ce que tu veux voir. Mais le bon dépasse de loin le mauvais.

  Loren soupire et s’adosse à la banquette. Le garçon apporte les cocktails.

— De vieilles amies comme nous ne doivent pas se disputer après tant d’années de séparation… dit-elle doucement. Parlons d’autre chose.

— Tu as raison. Et toi, au fait, Loren ? Quels sont les hommes de ta vie en ce moment ?

— Il y en a deux.

— Tout Washington en connaît un, dit Felicia en riant. C’est Phil Sawyer, l’attaché de presse du Président. Mais qui est l’autre ?

— C’est un des patrons de la N.U.M.A. Il s’appelle Dirk Pitt.

— Lequel prends-tu sincèrement au sérieux ?

— Phil, c’est le garçon que l’on épouse : loyal, fidélité à toute épreuve, il te place sur un piédestal doré et il veut que tu sois la mère de ses enfants.

  Felicia fait la moue.

— Ça a l’air trop beau pour être vrai. Et ce Pitt ?

— Dirk ? Pure séduction animale. Il ne demande rien. Il s’en va et revient comme un chat de gouttières. Dirk ne sera sans doute jamais l’homme d’une seule femme, et pourtant, il est toujours présent quand on a besoin de lui. L’amant qui te fait réellement perdre les pédales, mais qui ne reste pas assez longtemps en place pour que tu penses à vieillir avec lui.

— Celui-ci serait plutôt mon genre. Envoie-le moi quand votre idylle partira en fumée, dit-elle en buvant une gorgée. Cela ne doit pas être facile de garder une réputation sans taches pour les électeurs et d’avoir un amant en douce.

  Loren devient écarlate.

— C’est difficile, reconnaît-elle. Je n’ai jamais été très bonne comédienne.

— Tu pourrais te moquer de ce qu’on dit après tout. C’est ce que font la plupart des femmes de nos jours.

— La plupart des femmes ne sont pas membres du Congrès.

— Toujours la même histoire : les Congressmen peuvent faire n’importe quoi à la condition que cela ne figure pas dans leurs dépenses de représentation.

— Triste mais vrai, dit Loren. Pour ma part, je représente une circonscription fortement agricole. Mes électeurs se fient encore aux catalogues de grands magasins, à la publicité et au onzième commandement.

— Quel est donc ce onzième commandement ?

— La représentante au Congrès ne forniquera pas à droite et à gauche si elle veut être réélue.

— Alors, où vous retrouvez-vous, Pitt et toi ?

— Je ne peux pas prendre le risque qu’un mâle soit aperçu sortant de chez moi à l’heure du laitier ; alors, nous nous retrouvons chez lui ou bien nous cherchons une auberge loin des sentiers battus.

— A t’entendre, on vous croirait réduits à vous rencontrer dans des stations d’autobus.

— Je te l’ai dit, c’est difficile.

— Je crois que je peux te débarrasser de ces problèmes… disons : locatifs.

  Loren jette à Felicia un regard interrogateur.

— Comment ? demande-t-elle.

  Felicia fouille dans son sac et en tire une clef qu’elle glisse dans la main de Loren.

— Tiens, c’est pour toi. L’adresse est gravée sur l’anneau.

— A quoi sert-elle ?

— A entrer dans une maison que j’ai louée à Arlington. Tu peux y aller chaque fois que tu auras du vague à l’âme.

— Mais, et toi ? Je ne peux pas te mettre dehors à n’importe quel moment.

— Tu ne me dérangeras pas, dit Felicia en souriant. Pour le moment, je suis l’invitée permanente d’un mâle de l’autre côté de la ville. Donc assez discuté. Okay ?

  Loren fixe la clef.

— Seigneur, j’ai l’impression d’être une hirondelle de macadam.

  Felicia presse la main de Loren sur la clef.

— Si tu éprouves déjà une sorte de délicieux sentiment de perversité rien que d’y penser, attends un peu d’avoir vu la chambre du premier.

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